[Première séance] À l’âge de 45 ans, Ali, divorcé, est à la recherche de paix et de stabilité. Malheureusement, il se sent incapable d’y parvenir et a l’impression de répéter les mêmes schémas. Lors d’une séance avec le psychiatre et psychanalyste Robert Neuburger, il tente de comprendre pourquoi il éprouve autant de difficultés à trouver sa place et comment il pourrait se libérer d’une situation qu’il n’a pas choisie et qui lui pèse.
Cela fait un certain temps que des questions tournent en boucle dans la tête d’Ali et qu’il hésite à entamer une thérapie. Malgré ses capacités d’analyse de sa propre vie, il semble être pris dans une spirale répétitive. Il se sent incapable de retrouver la paix intérieure, même s’il a réussi à développer des stratégies lui permettant de maintenir un parcours de vie et une place sociale convenable. Ayant vécu en Algérie jusqu’à l’âge de 22 ans, où il a effectué une partie de ses études, il a ensuite poursuivi ses études en France pour devenir fonctionnaire territorial.
Robert Neuburger : Votre famille réside-t-elle toujours en Algérie ?
Ali : Oui, à l’exception d’un frère vivant en Belgique. Pour ma part, je me suis marié en France il y a quinze ans et nous avons divorcé il y a six ans, juste avant la naissance de notre fille, dont la venue n’était pas prévue car ma femme a mis des mois avant de se rendre compte de sa grossesse.
Robert Neuburger : Votre fille n’a jamais connu ses parents ensemble, n’est-ce pas ?
Ali : Effectivement, et cela suscite en moi de l’angoisse, même si pour le moment, elle se porte très bien. Je la garde un week-end sur deux et la récupère souvent à l’école.
Robert Neuburger : Êtes-vous actuellement en couple ?
Ali : Non, je suis seul en ce moment et cela me provoque de l’anxiété. Je me suis promis de ne pas reproduire les erreurs de mon père, qui ont causé beaucoup de désordre. Dans mon enfance, ma mère a été chassée du foyer par mon grand-père pour des raisons obscures, ce qui a conduit mon père à se remarier immédiatement. Ma mère refusant le divorce, il l’a ramenée à la maison où elle s’occupait de moi et des tâches ménagères. Bien qu’ils n’étaient pas censés avoir de relations intimes, mon père a eu un enfant avec sa seconde femme ainsi qu’avec ma mère, donnant naissance à mon frère. Des rumeurs ont circulé selon lesquelles mon frère n’était pas de mon père biologique, une affirmation que ma mère a toujours niée, mais qui a profondément perturbé mon frère émotionnellement. Cette situation m’a profondément marqué.
Robert Neuburger : Comment votre frère se débrouille-t-il ?
Ali : Il a du mal. J’ai dû le faire hospitaliser en psychiatrie à plusieurs reprises et il m’en veut. Cependant, je me sens obligé de m’occuper de lui, tout comme de ma mère qui vit désormais seule en Algérie. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme, mon père m’a demandé de prendre soin d’elle. Par respect et crainte envers mon père, j’ai obéi. Mon frère et moi avons développé des stratégies différentes : je recherche la paix et la stabilité, et je maintiens des liens avec mon père et ses enfants du deuxième mariage, tandis que mon frère a coupé les ponts avec tout le monde.
Robert Neuburger : Vous sentez-vous à votre place lorsque vous rendez visite à votre famille en Algérie ?
Ali : Pas vraiment. J’y passe deux semaines par an, alternant entre chez ma mère et chez mon père, et chacun m’en veut lorsque je suis chez l’autre. Parfois, j’ai l’impression de chercher à gagner l’affection de mon père, qui n’a jamais été démonstratif, en l’aidant financièrement.
Robert Neuburger : Aidez-vous également votre ex-femme ?
Ali : Oui, et d’autres proches… Ma femme m’a toujours reproché d’être altruiste. Cependant, durant mon adolescence, j’ai reçu beaucoup d’aide de l’extérieur. Des personnes m’ont tendu la main, que ce soit à l’école ou dans des associations. Chaque fois que je me sentais mal chez moi, je trouvais ailleurs un refuge où j’étais apprécié et aimé, d’autant plus que j’étais brillant à l’école.
Robert Neuburger : Outre cette situation familiale complexe liée à des secrets autour de votre mère, avez-vous rencontré d’autres difficultés dans votre vie ?
Ali : Ma vie amoureuse n’a jamais été stable. J’ai souvent été en proie à une dépendance affective dans mes relations. Je n’ai jamais réussi à établir une relation saine et équilibrée. Pendant longtemps, j’ai cru que je ne plaisais pas.
Robert Neuburger : Qu’est-ce qui a conduit à votre divorce ?
Ali : Ma femme s’est renfermée sur elle-même à la maison. Elle refusait de travailler, passait son temps devant la télévision. Nous nous étions rencontrés à l’université et j’avais besoin de la nationalité française pour passer des concours, c’est pourquoi nous nous sommes mariés. Je pense que cela a faussé notre relation du côté de ma femme, alors que je prenais soin d’elle depuis le début. Aujourd’hui, notre fille est ma lumière, mais je m’investis énormément auprès d’elle, ce qui peut donner l’impression à certaines femmes que je ne leur laisse pas de place.
Robert Neuburger : La recomposition familiale pose souvent des défis… Qu’espérez-vous tirer d’une thérapie ?
Ali : J’espère trouver quelqu’un qui pourra m’aider à avancer, à éclairer mon chemin. Je suis prêt à m’engager sur la durée car j’aime la vie et je souhaite être bien pour accompagner ma fille. Actuellement, je vis dans un stress quasi permanent. À un moment donné, le poids d’être constamment un modèle, que ce soit dans ma famille ou au village, est devenu trop lourd à porter. J’ai décidé de ne plus jouer ce rôle et de suivre mon propre chemin.
Je crois que mon côté « abbé Pierre », qui veut sauver tout le monde, me joue des tours. Je constate que je souhaite refaire ma vie et que je n’y arrive pas.
Robert Neuburger : Vous avez un profil d’aidant assez marqué. D’un côté, cela donne des satisfactions, mais d’un autre, c’est lourd. D’autant que ce n’est pas vraiment une position que vous avez choisie. Elle aurait pu être celle de votre frère.
Ali : J’aurais aimé que ma mère refasse sa vie. J’ai toujours pensé, comme pour mes demi-sœurs, qu’elle pouvait être à la fois mère et vivre sa vie de femme, s’autodéterminer sans subir le poids des traditions. Je reçois beaucoup de gratitude de leur part pour cela, mais…
Robert Neuburger : … le piège est là : ne se faire exister qu’en tant qu’aidant.
Ali : Exactement. Et s’il y a des moments où je suis dans le partage, il y en a d’autres où j’ai vraiment envie de me retrouver seul. Mais je suis de plus en plus mélancolique, avec parfois des envies de ne rien faire. Je me demande si c’est de la dépression.
Robert Neuburger : C’est un peu le revers de la position d’aidant. Il y a des moments où soudain on se dit : et moi, là-dedans ? Ce qui n’est pas une mauvaise question… Pour moi, il est très clair que si vous deviez faire un travail, ce serait une analyse ; d’une part, parce que dans l’analyse, on est face à soi-même, et d’autre part, parce que lorsqu’on vous écoute, vous vous écoutez en même temps.
Un mois plus tard
Ali : « J’ai le sentiment d’avoir vécu cette séance dans un lâcher-prise presque total, parce que les mots du thérapeute m’ont parlé et aidé à me livrer davantage. Mon regret, c’est que ça n’ait pas été plus long ! Nous n’avons pu aborder que certaines pistes. J’aurais pu continuer pendant des heures, car parler de moi n’est pas un exercice difficile pour moi. J’ai pris contact avec un analyste, comme cela m’a été conseillé. »
Robert Neuburger : « Le problème d’Ali est largement partagé, et en particulier par ceux qui ont fait profession d’aidants, tels les thérapeutes… Il est clair qu’il n’a pas choisi cette position d’aidant, mais qu’elle lui a été transmise par le contexte familial et, en ce qui le concerne, du fait qu’il se sentait privilégié par ses succès, d’abord scolaires, puis professionnels. Cela en fait ce que j’appelle un « aidant désigné ». Il y en a bien d’autres qui occupent cette place pour des raisons diverses : conséquences de conflits parentaux, avoir un frère handicapé, traumatismes divers dans la famille… Ali réalise aujourd’hui que sa position d’aidant n’était pas le résultat d’un choix de sa part, mais tenait à des circonstances particulières. Le fait de comprendre cela le place face à une crise existentielle dont les effets sont de le déstabiliser, mais aussi de le mettre dans une situation favorable pour qu’il se pose des questions essentielles sur ses supports d’identité et son avenir. »
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