Renaud, un homme de 45 ans, a vécu une enfance marquée par la perte de ses parents à un jeune âge. Orphelin de père à 11 ans et de mère à 13 ans, il a été élevé par son oncle et sa tante, qui ont géré ses affaires matérielles mais n’ont pas su lui offrir un soutien émotionnel adéquat. Renaud se décrit comme se sentant perdu, sans savoir exactement où il se situe dans sa vie. Pour essayer de comprendre ses sentiments et ses pensées, il décide de consulter le psychiatre et psychanalyste Robert Neuburger.
« Cela fait longtemps que je devrais voir un psy, parce que, cycliquement, je vais très mal, annonce Renaud. La plupart du temps, j’ai l’impression d’avancer malgré moi, un peu comme un robot. Je pense que le déclencheur de mon mal-être, c’est d’avoir perdu mon père à 11 ans et ma mère à 13 ans, d’une crise cardiaque et d’un AVC. Après la mort de ma mère, j’ai été récupéré par un oncle et une tante qui ont géré au mieux mes affaires, mais émotionnellement, il n’y avait pas grand-chose. C’était des gens modestes, taiseux. J’étais enfant unique. J’ai d’abord navigué à vue, puis on peut dire que je me suis fait tout seul, ou, plutôt, débrouillé comme je pouvais.
Robert Neuburger : C’est-à-dire ?
Renaud : À cet âge-là, on va à l’école. J’y allais, mais je ne faisais pas grand-chose. En fait, j’avais beaucoup de liberté et je faisais ce que je voulais. Personne ne me disait rien, sauf sur le mode “pauvre petit”. On ne m’opposait pas de résistance. Par la suite, pendant pas mal d’années, j’ai beaucoup bu et pris tout ce que je pouvais de substances… Au fond, ma position dans le monde, c’est d’être un peu perdu. Je ne sais pas où je suis. Là où je suis, je n’ai pas envie d’être. Je n’ai pas envie de travailler, mais je le fais parce que j’ai deux enfants. Tout est toujours compliqué pour moi. Je n’arrive pas à aimer, à profiter de l’instant. [Il pleure]
Robert Neuburger : Vous avez quand même noué des relations puisque vous avez des enfants.
Renaud : Oui, je vis en couple depuis vingt ans, et nos enfants, c’est notre lien. J’ai voulu faire comme tout le monde, mais je pense que cela m’a beaucoup aidé d’avoir des enfants. Pour eux, je suis devenu instituteur. Pendant longtemps, je n’ai pas voulu travailler. J’avais un problème avec le cadre, l’ordre. Les années les plus heureuses de ma vie, c’est quand j’ai voyagé seul, dans la plus grande insouciance.
Robert Neuburger : Au fond, aujourd’hui, tout va bien… À quoi pensez-vous quand vous vous sentez très mal ?
Renaud : Par exemple, dans la rue, tout à l’heure, j’ai vu quelqu’un avec un bébé, et je me suis mis à pleurer. Chez moi, si j’écoute de la musique, je m’effondre en larmes. Oui, tout va bien en apparence : une femme, des enfants, un métier, mais j’ai l’impression d’avoir copié la vie normale. Et puis, je ne mène jamais à bien mes projets. Je veux écrire depuis quinze ans, cela me tient à cœur, et je ne le fais pas, je me dis : à quoi bon, ton histoire n’intéressera personne… J’aurais voulu avoir une passion et en faire ma vie.
Robert Neuburger : Mais la question, c’est : pour qui ?
Renaud : Pour moi ! Pour me focaliser sur quelque chose. Je suis dans tous les sens, tout le temps, je ne me tiens à rien…
Robert Neuburger : C’est ce que j’essaie de vous dire : l’enfant qui rapporte de bonnes notes de l’école, cela ne signifie rien pour lui. Ce qui signifie, c’est la satisfaction de ses parents qui ainsi vont le reconnaître. J’ai l’impression que vous êtes capable d’avoir de bonnes notes, mais il n’y a personne pour vous féliciter.
Renaud : Il y a ma femme et mes enfants.
Robert Neuburger : Oui, mais votre histoire, elle est dans le passé, elle n’est pas aujourd’hui. Vous m’avez dit : “J’étais trop libre.” Mais ce que vous appelez liberté, c’est la solitude. Ce n’est pas pareil.
Renaud : C’est vrai. Mais cette solitude, je l’ai adorée. Adolescent, j’ai passé beaucoup de temps à faire le mur. Je sortais la nuit, je me promenais seul la nuit. J’aimais ça. Oui, j’étais seul, nul ne s’occupait de moi, mais je ne crois pas que j’aurais voulu, à cette époque-là, que l’on s’occupe de moi. C’est à double tranchant. Cela a fait de moi quelqu’un qui veut qu’on le laisse tranquille, mais aussi quelqu’un qui veut que l’on s’occupe de lui de temps en temps. [Larmes] Quand on a une famille, c’est compliqué. Clairement, l’enfant de 13 ans est resté bloqué en moi.
Robert Neuburger : Y a-t-il eu des cérémonies d’enterrement pour vos parents ?
Renaud : Oui, mais c’est flou dans mon souvenir. Ce qui reste très présent, c’est la nuit où mon oncle est venu m’apprendre la mort de mon père. Je dormais chez mon oncle cette nuit-là. Sa maison était en haut de la rue, et celle de mes parents, en bas. On a descendu cette rue pour aller chez moi, et depuis, je la descends tous les jours. J’y pense tous les jours. Dès que je vois quelque part la lumière orange des réverbères, j’y suis. C’est comme une photo. Elle est fixée en moi. Récemment, mon oncle m’a appris que mon père avait eu une longue liaison dans mon enfance. Et je ne sais pas pourquoi, ça m’a un peu délivré.
Robert Neuburger : Ça vous l’a rendu plus vivant.
Renaud : C’est ça, il est un peu tombé de son piédestal. Et du coup, moi qui n’avais jamais repris contact avec les membres de la famille pouvant évoquer mes parents, là, je l’ai fait. J’ai appelé tout le monde ! Leurs souvenirs de mes parents étaient contradictoires et ne m’ont pas appris grand-chose, mais je l’ai fait. Robert Neuburger: J’ai l’impression que cette information donnée par votre oncle vous a libéré. Après avoir porté vos morts pendant des années, vous avez enfin fait votre deuil. Je pense que vous allez mieux maintenant. Cependant, comme ce n’est pas quelque chose que vous avez l’habitude de faire, vous vous retrouvez dans le vide. C’est le moment de démarrer. Pensez-vous pouvoir décider d’être heureux? Maintenant, j’ai l’impression que vous en avez le droit.
Renaud: Mais je ne sais pas comment faire… En outre, je me demande si je n’ai pas été un peu destructeur, surtout avec ma femme. Récemment, c’était difficile entre nous. Elle m’a dit qu’elle en avait marre de vivre avec un écorché. Je peux comprendre…
Robert Neuburger: Ce qui pourrait être intéressant pour vous, c’est de faire un travail de couple. Les thérapeutes voient souvent les couples quand les choses vont mieux, car tant que les choses vont mal, il y a une solidarité nécessaire. Lorsque les choses s’améliorent, les frustrations refoulées pendant des années refont surface, ce qui crée une crise, positivement parlant.
Renaud: Au fond, elle a essayé de m’apprivoiser. Quand nous nous sommes rencontrés, j’étais extrêmement destructeur et elle aurait pu passer son chemin. Mais elle s’est occupée de moi.
Robert Neuburger: Mon conseil serait que vous consultiez quelqu’un pour raviver votre couple et surmonter cette période difficile. Vous aviez commencé sur une certaine base où votre femme avait fait de son mieux pour améliorer les choses. Mais maintenant, c’est obsolète. Que faire lorsque les choses vont mieux? Un travail à deux peut vous aider à trouver une nouvelle manière de vous connecter.
Un mois plus tard
Renaud: Ce qui m’a le plus marqué, c’est quand le thérapeute m’a dit que j’étais guéri. D’une certaine manière, je le sentais, mais je n’osais pas le penser. Il m’a donné la permission de le faire. J’ai l’impression que cette séance m’a ouvert des portes qui n’auraient pas pu s’ouvrir aussi rapidement dans la vie. Maintenant, je me demande si je pourrai avancer, mais c’est parce que je suis si négatif… J’ai discuté avec ma femme de la possibilité d’une thérapie de couple. Pour le moment, cela la préoccupe un peu. Nous verrons.
Robert Neuburger: Renaud illustre un phénomène assez courant. Les couples qui ont dû lutter contre l’adversité viennent curieusement consulter lorsque les problèmes sont résolus. Ce phénomène, qui semble paradoxal car tout va mal quand tout va bien, s’explique par le retour du refoulé des manques et renoncements qui avaient été nécessaires, et par le manque de buts pour le couple après des années de lutte.
Articles similaires
- Deuil maternel : Mon épuisement post-mortem
- Indécise : Mon dilemme persistant
- Je pleure constamment à cause de mes émotions intenses
- Comment maintenir des relations saines en évitant les conversations trop intimes
- Gérer ses émotions efficacement : mes conseils essentiels